Tout ce qu’on déterre pour mieux s’enraciner
le Regroupement vous présente
une nouveauté franco-canadienne
Prendre racine, de Sonya Malaborza,
publié chez les Éditions Prise de parole
Le titre parle de lui-même. Avec son récit poétique Prendre racine (Prise de parole), Sonya Malaborza entame le processus de trouver un sentiment d’appartenance là où elle ne s’est pas sentie accueillie. Celle qui écrivait jusqu’ici « dans les tiroirs » propose un premier recueil de prose poétique historique et autofictionnel de 187 pages. Un regard féministe audacieux, camouflé par la douceur, sur une Acadie paradoxale.
En février 2020, un peu avant la pandémie, Sonya et sa famille entament la vente de leur maison à Moncton pour partir vivre à Rexton, ville natale de l’autrice, pour le nouveau travail de son mari. La contemplation permise par une pandémie l’amènera à revisiter un lieu sur lequel elle avait fermement claqué la porte lors de son départ, à l’adolescence. Le manque d’un sentiment d’appartenance refait surface.
« J’ai grandi ici, nous dit-elle, mais je ne me sens pas vraiment comme si je venais d’ici. C’était un peu l’écart entre mon sentiment d’appartenance à ce lieu et cette évidence que je viens d’ici… ou non? »
Sa recherche de repères la plonge dans une volonté de réfléchir, par l’écriture. De se réapproprier un lieu qui l’a tenue à l’écart en raison du peu de patrimoine familial l’y enracinant. Opter pour l’approche poético-prosaïque lui apparaît alors une manière de rendre à Rexton la monnaie de sa pièce : « Il me semblait qu’une partie du lectorat auquel je m’adressais, d’ici, ne se sentirait pas nécessairement chez [soi] dans la poésie. »
Démêler le nœud de racines
Les racines ne sont pas dépourvues de nœuds ; Sonya Malaborza tente de délier le passé par son approche « télescopique » du récit, faisant maints sauts dans le temps et racontant plusieurs histoires en une. Elle jongle ainsi entre ses intentions de transmettre, d’apprendre, d’accepter et à la fois de déconstruire.
L’acceptation n’est pas facile, toutefois, en raison des réalités politique (p. ex., la corruption) et environnementale (p. ex., les grands feux de Miramichi) qui affectent et ont affecté considérablement la dynamique du lieu.
Les braises du Grand feu venaient à peine d’être étouffées qu’à Rexton, à Richibouctou, à Kouchibouguac, des barons du commerce se sont installés face à la mer pour tirer profit des forêts et des bras qui s’y dressaient. (p. 25)
C’est en énumérant des faits divers et des anecdotes impliquant la nature qui l’entoure que l’autrice réussit à en révéler la beauté. Elle use d’abondantes analogies entre l’humanité et les arbres, les plantes, les éléments, les saisons…
La mer exige un rythme auquel je n’arrive pas à m’adapter, une manière plus lente de se mouvoir, une conscience accrue du lieu où l’on pose les pieds. (p 30)
« Souvent, explique Malaborza, […] ce que je cherchais à faire, c’était construire, sans le dire, le lien que j’ai avec le territoire comme espace naturel. Dire la profondeur de ma fréquentation et de ma connaissance du territoire. » Et encore : « Ça prend un peu la forme d’une lettre d’amour… »
Honorer celles tombées dans l’oubli
Plus avant, l’autrice tente d’honorer des histoires oubliées de Rexton, surtout celles de femmes. De sa mère, oui, mais aussi celles, fascinantes, d’Anne, de Geneviève, d’Exilda…, dont les destins tragiques mais émancipateurs ramènent curieusement toujours au feu. Notamment celui de 1825, responsable de l’éradication en trente-six heures des forêts du Nouveau-Brunswick. La tragédie peuple alors l’arrière-pensée du lecteur tout au long du récit poétique, puisqu’elle en est le coup d’envoi.
Il s’agit d’un choix « doucement féministe », précise Malaborza : « Je parle d’expériences féminines qui sont invisibles. En les écrivant, je tente de sensibiliser, mais sans crier sur les toits. »
Il me vient à l’esprit qu’elles sont sans doute plusieurs semi-anonymes à errer sur ces terres calcinées, invisibles pour l’éternité. (p. 20)
L’autrice insiste sur son projet de déconstruire les stéréotypes de la femme, de la mère, de l’Acadienne, de leur statut social : « Le lieu où j’ai grandi, c’est un des milieux les plus pauvres au Canada. […] Je cherchais un moyen de rendre hommage à ces gens-là puis de leur donner une place dans le texte sans qu’on s’apitoie sur leur sort. »
Dans ses quêtes multiples, la poétesse et traductrice cherche aussi à savoir ce qu’elle léguera à son tour.
Je veux être moi aussi, malgré toutes les intempéries, celle qui reste. (p. 126)
Bien que les récits de femmes méconnues y figurent donc « pour donner de la profondeur à son œuvre », c’est la partie autobiographique qui forme ici le tronc de l’arbre narratif. L’œuvre se présente comme un bouclier, pour encaisser, pour responsabiliser la voix qui se prononce, l’abaisser ou l’élever au regard de l’information qu’elle y étale. Mais aussi, l’autrice dit avoir ramené le propos vers elle afin d’éviter qu’il ne devienne trop pédagogique.
Tout cela est fait dans un geste d’ouverture déconcertant, quoique avec furtivité. La narratrice ne nomme pas toujours : souvent, elle insinue. Elle parle du temps, de la famille, d’amitié perdue, puis d’une interruption de grossesse, dans la partie Pour les temps durs.
« C’était un peu ma façon d’offrir mon récit pour que les gens comprennent une fois pour toutes que la plupart des femmes qui décident de mettre fin à une grossesse sont mères et ont une trentaine d’années. »
Sonya Malaborza réussit avec brio à tracer de nouvelles voies par lesquelles raconter l’histoire. Elle est facile à lire, va droit au but, mais possède aussi toutes les composantes nécessaires pour transmettre une forme d’héritage.
Le roman Prendre racine de Sonya Malaborza est publié aux Éditions Prise de parole.
Emmanuelle Gauvreau
septembre 2023