Croisements littéraires : Lise Gaboury-Diallo vous présente Clara Lagacé

Le Regroupement des éditeurs franco-canadiens célèbre ses 30 ans en 2019. Nous avons donc eu envie de mettre en lumière les auteurs qui ont cheminé à nos côtés durant toutes ces années, mais aussi ceux qui se sont plus récemment joints à l’aventure. En alternance, dans une sorte de chassé-croisé, les auteurs de la relève vous parleront d’auteurs établis qu’ils respectent, et les auteurs chevronnés vous présenteront de jeunes auteurs prometteurs.
Cette semaine : Lise Gaboury-Diallo vous présente Clara Lagacé
En tant qu’enseignante de littérature de la francophonie canadienne à l’Université de Saint-Boniface, au Manitoba, Lise Gaboury-Diallo essaie de représenter de façon équitable l’Acadie, le Québec, l’Ontario francophone, le Manitoba et la Saskatchewan dans les œuvres qu’elle présente à ses élèves, afin que ceux-ci prennent conscience que cette francophonie existe ailleurs qu’au Québec. C’est grâce à cette ouverture sur ce qui se fait ailleurs que cette autrice membre de l’Ordre du Canada et Chevalière de l’Ordre des Palmes académiques du Consulat général de France a découvert la jeune poète Clara Lagacé, dont le tout premier et unique recueil de poésie à ce jour, En cale sèche, est paru aux Éditions David en 2017.
Attirée d’abord par le titre du recueil, Lise Gaboury-Diallo a par la suite apprécié la diversité des thèmes abordés et plusieurs chutes de poèmes très réussies. Elle affirme qu’encore aujourd’hui, certains textes d’En cale sèche sont pour elle inoubliables pour l’expérience de lecture qu’ils lui ont procuré, étant encore capable de cibler des pages précises (la 11, la 24 et la 40, notamment, pour les intéressés!) qui l’ont marquée. C’est une œuvre que j’ai trouvé très étonnante de simplicité, mais qui contient beaucoup, beaucoup de poésie, et beaucoup de petites perles, ajoute celle qui qualifie la poésie de Clara Lagacé d’évocatrice, son écriture d’authentique, et son œuvre de polychromatique, pour toutes les nuances et les couleurs qu’elle recèle.
Une poésie évocatrice
Lise Gaboury-Diallo : C’est un recueil dont le titre évoque bien, je pense, le thème qui parcoure l’œuvre : cette idée qu’on est en cale sèche, on est en train de penser à une sorte de réparation de notre vision du monde, peut-être – en fait c’est comme ça que je l’ai un peu interprété. Ce qui m’a plu, c’est le contrôle de l’émotion. Il y a beaucoup d’émotions qui sont évoquées, mais vraiment par petites touches très évocatrices.
Ce n’est pas une révolution linguistique, elle n’a pas réinventé la roue, mais c’est, justement, ce contrôle de la langue et des émotions, et cette capacité de saisir une émotion et de la transmettre par le biais d’une image qui est frappante, qui est évocatrice, qui est originale, qui est unique et nouvelle. C’est ça qui m’a frappé; ce sont de beaux passages. C’est rarement prosaïque, c’est souvent trouvé, quoi.
C’est très difficile de mettre le doigt sur ce qui fait qu’un souffle poétique nous porte. C’est peut-être sa vision de ce qui l’entoure et sa façon de décrire les choses de façon très originale. C’est une langue très belle, très pure, très élégante qu’elle utilise, et elle nous offre des petites perles originales, c’est-à-dire qu’elle a une façon particulière de décrire certaines réalités, et la raison pour laquelle j’ai été séduite, c’est que de temps en temps, je me rappelle, je me disais que j’aurais aimé avoir été celle qui a écrit ça! Je trouvais que c’était vraiment une description juste, poétique et riche, très évocatrice. C’est vraiment quelque chose qui te séduit et qui t’émeut, qui t’éblouit, presque.
Une écriture authentique
L.G.-D. : Je pense qu’elle parle du fond du cœur; ce n’est pas quelque chose qu’elle invente, c’est du ressenti. C’est quelque chose qui est très vécu. C’est près de son cœur, ce sont des émotions vraies; elles sont fortes et vraies. C’est quelque chose qui l’a touchée, et de ce fait, ça nous touche, parce qu’il y a une certaine véracité et un certain humanisme. On peut s’identifier à ces thèmes-là parce que ce n’est pas inventé, c’est quelque chose qui est vraiment vécu et qui est transmis avec une certaine justesse. On le perçoit dans sa façon de décrire les choses.
J’ai hâte de voir ce qui va sortir dans son deuxième recueil, j’espère qu’elle va continuer! C’est quelqu’un qui a tout son avenir devant elle, elle n’a qu’à continuer à explorer l’univers des mots, de la poésie. J’ai aussi trouvé ça intéressant que malgré qu’elle vienne de l’Est, elle n’évoque pas seulement Montréal, mais aussi d’autres régions : le premier poème parle de Labrador City, il y a aussi Sept-Îles, ec. Une autre chose que j’ai remarqué, c’est que c’est quelqu’un qui cite d’autres poètes, comme des chansonniers, notamment, mais aussi Émile Nelligan, Marie Uguay, Jean Leloup, etc., donc tu vois que c’est quelqu’un qui a beaucoup de potentiel, parce que manifestement c’est une lectrice. C’est quelqu’un qui est ouverte sur le monde des arts et sur la poésie, donc elle s’inspire de d’autres auteurs, et c’est bien!
Son recueil est divisé en trois parties, et je me suis amusée un peu à leur donner des titres, juste pour voir un petit peu s’il y avait une sorte de cohésion : la première partie, à mon avis, est une sorte de tour d’horizon qui nous présente toutes sortes de petites vérités très ordinaires, mais parfois très touchantes. Il y a une expression qui m’a frappée, lorsqu’elle dit que c’est de la poésie qui est « forte de fragilité »; j’ai trouvé ça très beau, parce qu’il y a une force là, mais en même temps, elle exprime toute la fragilité de notre vie quotidienne, de notre vie, point à la ligne.
En fait, il y a une grande cohésion, je ne sais pas pourquoi elle l’a divisé en trois parties, parce qu’à mon avis on aurait pu le lire d’un seul trait, il y a vraiment une concordance, une corrélation thématique entre les trois différentes parties. Dans la deuxième partie, j’ai trouvé que ça faisait un peu une évocation de différents « rêves détachés », donc c’est elle qui nous présente différentes réalités qui sont parfois présentées de façon très lyriques, et parfois elle parle de béton, de ciment, donc c’est quelque chose de très concret. Il y a cette alliance que j’aime bien entre ce qui est dur et incontournable et vrai, et ce qui est rêvé, ce qui est espéré, ce qui est suggéré. Dans la troisième partie, c’est une sorte de conclusion, et je pense qu’on revient à cette idée de la cale sèche, cette idée qu’on veut imaginer autrement notre avenir.
Une œuvre polychromatique
L.G.-D. : Les couleurs et les nuances, dans son œuvre, viennent du fait qu’elle parle des saisons et qu’elle fait beaucoup de descriptions de villes et de situations très quotidiennes et banales. C’est très riche en nuances, très évocateur, et donc pour moi, c’est très coloré. C’est presqu’une poésie visuelle, dans la mesure où ce qu’elle évoque, c’est quelque chose que je saisis, que je ressens, qui a plusieurs couleurs. C’est très dense, c’est très profond, il y a plusieurs facettes. Donc c’est polychromatique et multifacette : tu peux voir les choses sous différents angles. On peut faire une lecture superficielle, mais on peut aussi creuser et trouver toutes sortes d’autres significations; c’est assez dense comme poésie. Dense dans un sens positif, évidemment.
Je dirais que c’est une poésie qui révèle bien sa contemporanéité, parce qu’elle évoque vraiment une certaine réalité, je crois, avec laquelle les jeunes vont pouvoir s’identifier. Oui, il y a quand même une certaine accessibilité, dans la mesure où c’est une poésie qui est relativement simple et fraîche, mais il y a une grande profondeur, donc on peut s’en tenir à une lecture très superficielle et peut-être glaner certains éléments, mais je pense qu’une deuxième, une troisième lecture va probablement être à la base d’une réflexion plus approfondie pour ceux qui veulent s’adonner à la relecture du texte.
Parfois, quand on relit une œuvre avec beaucoup de recul, on est un peu déçu, mais moi, j’ai retrouvé la même joie que j’avais eue à la toute première lecture, donc c’est quelque chose qui vieillit bien dans mon cœur. Je l’ai retrouvé avec autant de plaisir plus d’un an plus tard, et je me suis même dit que je pourrais peut-être la mettre au programme pour mes étudiants, je pense qu’ils aimeraient bien les textes de Clara Lagacé. C’est jeune, c’est vif, c’est varié – ce sont vraiment des sujets et des émotions très différentes. Elle parle de l’amour, elle parle du départ, etc., donc il y a quand même une bonne variété.
Et puis la quatrième de couverture parle justement de cette idée d’apprivoiser l’arrivée à l’âge adulte, donc il y a un souffle de jeunesse qui traverse cette prise de conscience face à l’avenir, à la réalité; il y a tous ces risques d’échouement, tout le thème du mal-être qui rôde, aussi. Pas le désespoir comme tel, mais certaines interrogations sur ce que peut représenter l’avenir, la dérive potentielle, de se perdre et de ne pas devenir celle qu’on aurait voulu être. La quatrième de couverture dit « Elle met en mot ce qui l’enrage et ce qui l’émeut », et il y a effectivement ces deux extrêmes : le béton, le ciment, le dur, ce qui écorche, et tout ce qui l’attendrie, qui l’émeut, qui la fait sourire. Cette tension est vraiment bien maintenue et plutôt réussie.
Il y a aussi des poèmes qui parlent spécifiquement de la réalité d’être femme, alors ça aussi ça m’a parlé, ça m’a plu. C’est un petit livre, mais il y a beaucoup, beaucoup là-dedans. Je pense qu’elle a un avenir, elle a beaucoup de potentiel comme poète et elle s’est déjà démarquée à mon avis avec ce premier recueil. J’ai eu beaucoup de plaisir à la lire, et à la relire.
Propos recueillis par Alice Côté Dupuis