«Savèches à fragmentation» de Jonathan Roy: Revenir aux sources pour échapper au chaos
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Savèches à fragmentation de Jonathan Roy
Revenir aux sources pour échapper au chaos
Quelques semaines seulement après la publication d’Apprendre à tomber, son premier recueil de poésie, Jonathan Roy recommençait – ou continuait – à écrire, que ce soit pour des collaborations, des commandes ou d’autres projets. Mais il lui aura fallu sept ans pour comprendre qu’il y avait un lien qui unissait ces différents textes; un propos tellement ancré dans la réalité de sa génération qu’il teintait tous ses écrits. C’est donc pour tenter de comprendre comment se situer dans cette ère des réseaux sociaux et d’informations à outrance, menant à une fragmentation de l’attention, que le poète acadien a rassemblé ces textes et qu’il les a publiés aux Éditions Perce-Neige, sous le titre Savèches à fragmentation.
C’est une espèce d’aliénation contemporaine, finalement, qui unit les différents textes de Savèches à fragmentation, selon Jonathan Roy. Avec l’Internet viennent toutes ces nouvelles qui nous bombardent, qui n’ont pas forcément de lien entre elles d’emblée, mais qu’on est obligés de consommer ou de prendre, en superposition ou en juxtaposition, au quotidien, et on doit essayer de trouver un sens à cette espèce de toile impressionniste-là, analyse l’auteur, qui n’a pleinement réalisé le lien qui unissait ses écrits des sept dernières années que lorsqu’il a répondu à un appel de textes pour un spectacle sur la génération Y et qu’il a écrit le texte « La croisée des fourches », qui a depuis été grandement modifié pour apparaître dans le recueil.
Jonathan Roy avait alors en quelque sorte deux bassins de textes : certains plus contemporains qui n’étaient pas ancrés dans un territoire précis, mais plutôt dans un territoire de la pensée, et le texte « Voix rurale », qui a composé le spectacle Manifeste scalène avec ses confrères acadiens Gabriel Robichaud et Sébastien Bérubé, qui avait d’abord été publié dans Apprendre à tomber mais qui avait lui aussi été tellement modifié par la suite, et même agrémenté, qu’il valait la peine d’être publié à nouveau. D’ailleurs, c’est pour ça qu’en m’attardant au lexique informatique dans Savèches à fragmentation, il s’appelle maintenant « Voix rurale.patch », comme une amélioration qui répare les problèmes qu’il y avait dedans, raconte le poète, qui décrit sa poésie comme riche en images, mais tout de même facile d’accès.
Le projet d’écriture de Jonathan Roy était donc devenu clair : essayer de dire l’époque et de la situer dans l’espèce de bagage d’histoire du monde, tout en réconciliant ça avec le fait d’être Acadien et d’avoir des ordinateurs et des écrans partout, tout le temps. Cette réconciliation a été rendue possible lorsque le poète a compris que l’un pouvait devenir la réponse à l’autre : de retourner vers soi, vers l’humain, vers la communauté et vers le territoire permet d’échapper à l’effervescence et au chaos des informations qui nous assaillent quotidiennement. Tu peux être Acadien, tu peux être rural, tout en étant aussi influencé par ce qui se passe partout dans le monde avec ces écrans-là auxquels on a accès constamment, avance l’écrivain.
Après une première partie comprenant deux blocs de textes sans ponctuation, mais volontairement saturés d’images afin d’essayer d’imager le flot d’informations ininterrompu que les écrans nous livrent constamment, l’auteur souhaite témoigner de l’évolution et du cheminement des personnages dans leur voyage à l’intérieur d’eux-mêmes pour essayer de se retrouver. Mon idée c’était de voir l’espèce de cheminement en parallèle, la quête pour retrouver une certaine sérénité, et finalement, c’est ça qui arrive au bout du livre : on revient « che-nous ». Les deux textes à la fin sont des textes beaucoup plus ancrés dans le territoire ici, pour trouver la beauté dans les humains qui le meublent.
Le paradoxe est bien connu : l’Internet nous permet d’être en contact avec un nombre incalculable de gens, ce qui fait qu’on s’isole de plus en plus et qu’on oublie de profiter des vraies personnes qui nous entourent. Mais ce que Jonathan Roy remarque aussi, c’est que le fait qu’on ait accès à autant d’informations fait en sorte que sur une même page, tu peux avoir une nouvelle sur un attentat atroce qui a eu lieu, et l’encadré suivant, c’est un chat qui a peur d’un concombre. Il faut constamment que tu sois aux aguets et que tu te demandes ce qui est vraiment important, note celui qui laisse une place importante au doute dans son nouveau recueil, et qui ne passe pas à côté de préoccupations environnementales non plus.
Mais finalement, que représente la savèche de Jonathan Roy? C’est fou qu’il y ait vraiment juste dans le nord-est du Nouveau-Brunswick que le mot soit utilisé pour désigner un papillon de nuit! Mais je trouve que cette attraction-là de l’animal pour la lumière était tout à propos pour ce que je souhaitais faire, indique l’auteur, qui souhaite que la construction bien pensée de son nouveau recueil – la progression du chaos à une espèce d’organisation du chaos, ou du macro au micro, si on veut – mène à une évolution de la pensée chez le lecteur, bien qu’il ne faille pas prendre son livre comme une doctrine : c’est plutôt un avertissement et une invitation à se poser la question de comment chacun se situe là-dedans.
Le recueil de poésie Savèches à fragmentation de Jonathan Roy est publié aux Éditions Perce-Neige.
Alice Côté Dupuis
24 avril 2019