Trop collé sur le mythe pour le transcender
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En juin 2021,
plongez dans Les derniers dieux,
de Simone Chaput
paru aux Éditions du Blé
Batiste Foisy a été rédacteur en chef de l’Aquilon, l’hebdomadaire francophone des Territoires du Nord-Ouest, où il demeure encore.
Par Batiste Foisy
Dans Les derniers dieux (Éditions du blé, 2018) la Franco-Manitobaine Simone Chaput nous transporte bien loin de la complainte lancinante des blondes prairies en brossant la fresque de Thierry, un écrivain mondain archétypal qui vit aux crochets d’une avocate new-yorkaise qu’il n’aime plus et d’un éditeur cynique qui le loge dans une villa du Long Island pour qu’il y ponde son prochain roman. De cette prémisse à la Stephen King s’élance un récit flirtant avec le réel merveilleux et calqué sur le mythe grec de la métamorphose de Tirésias. Explications.
L’éternel devin de Thèbes est une sorte de héros Marvel torturé de l’Antiquité, et cet épisode en est sa genèse. Ainsi va le mythe comme l’a consigné Ovide : en interrompant les copulations d’un couple de serpents, Tirésias est transformé en femme durant sept ans, au cours desquels il se marie et donne naissance à l’oracle Manto. Plus tard, pour trancher un débat à la Cosmopolitan entre Zeus et Héra – Est-ce la femme qui jouit plus fort que l’homme, ou est-ce l’inverse ? –, on fait intervenir Tirésias, qui s’y connaît au rayon et désigne l’orgasme féminin comme étant le plus hot. Cela froisse la déesse des mariages, qui condamne subito presto l’androgyne à la cécité, alors que son dieu des dieux d’époux, par solidarité masculine, lui accorde les pouvoirs de voyance et de longévité.
Bien que ce parallélisme ne soit pas nécessaire à la compréhension du récit, le parcours de Thierry suit presque à l’identique celui de Tirésias. Lui aussi devient une femme, et de cette métamorphose découle l’acquisition de pouvoirs surnaturels consentis par les dieux. La table est mise pour une histoire de destin foudroyé et d’acceptation du corps, et pour une réflexion sur l’iniquité des chances de la moitié de l’humanité.
Pas si queer
Devenue Thérèse, Thierry file un mauvais coton ; imposteur dans sa propre chair, il ne parvient plus à écrire et est poussé à tapiner pour survivre dans une ville qui bouffe les filles sans lettres de référence comme iel. Au cours de cette Walk on the Wild Side, on anticipe une descente dans les tréfonds de l’underground, mais – pas si queer ! – cette fable transsexuelle demeure imperturbablement hétéronormative.
À aucun moment il n’est envisagé que Thierry aime un homme ou que Thérèse aime une femme. Trimbalé entre les amants et les clients, bien qu’il en bave pour l’ingénue Lo Chen, qu’il sort de la dèche et initie aux plaisirs des arts, c’est d’abord avec un homme que Thierry devenu Thérèse se lie, un homme du monde indépendant de fortune qui le conduit à l’autel et lui donne un enfant. Les « gars » font un pacte : quand Thierry redeviendra homme, ce sera la fin de leurs accouplements et il ira butiner dans les platebandes de Lo Chen, qui déteste pourtant les hommes puisqu’ils l’ont avilie. Sitôt Thierry ressurgi du corps chrysalide de Thérèse, le mari range à jamais dans ses shorts son désir pour l’épouse, et le pygmalion redevenu mec guérit la fair lady de son lesbianisme circonstanciel par une cour harcelante et des étrennes. Renonçant à une carrière, la docile fleur peut enfin s’épanouir dans la maternité et l’entretien de sa cage dorée. Les pénis avec les vagins : il ne faudrait pas offenser les dieux.
Ils ont la couenne dure, les stéréotypes de genre, et ils résistent même au sortilège. Thierry est fort et tout en muscles ; Thérèse est frêle et bien roulée. Thierry, grisonnant, aime son scotch ; Thérèse, jouvencelle, se chauffe à la tisane. Lorsque la féminité fait son chemin dans l’esprit de la nymphe, elle se manifeste en envies de maquillage et de sac à main. Et le salut, Thérèse comme Lo Chen le doivent aux bienveillances d’hommes pourvoyeurs, de fins séducteurs qui vous épousent dans de fastes cérémonies.
Quant à ce plaisir sexuel qui tarabuste Zeus, ce n’est pas, comme d’aucuns l’eurent envisagé dans l’éventualité d’un changement momentané d’appareil génital, au cours d’une séance de masturbation que l’hybride en fait d’abord l’expérience, mais plutôt dans un rapport sexuel au consentement ténu, qui s’avère chavirant du talon au toupet pour la belle et la pousse à fondre d’amour pour cette toute première bite. Même sublimé, le male gaze n’est jamais bien loin.
C’est peut-être, justement, parce qu’il suit le parcours d’un récit de naguère, narré par des aristos privilégiés d’un temps révolu, que, même campé dans la modernité, le mythe colle si peu à l’air du temps. Alors que les thématiques de la transsexualité, de la prostitution et des inégalités sociales offraient un terreau fertile pour articuler une réflexion contemporaine sur le genre, ça ne se produit pas. La morale sous-jacente au roman n’est pas en phase avec celle de l’époque.
Parodie ou insécurité ?
Quant à la langue, Simone Chaput l’a choisie résolument métropolitaine. La prose ample et élégante de l’autrice, où loge le principal intérêt de cette lecture, sonne par moment comme un pastiche de tous ces romans qui mettent eux aussi en scène des grimauds exilés sur les plages désertées de la Nouvelle-Angleterre, des romans écrits en anglais par des Américains et qui, métamorphosés, nous reviennent d’outre-Atlantique traduits par des Françaises.
Quand Chaput s’écarte du registre soutenu, où elle excelle, pour s’encanailler de tournures vernaculaires, c’est toujours celles, moins universelles qu’on voudrait le croire, de la France qui émergent. Thierry fait le deuil de sa « trique » et pose du « rimmel » sur ces cils. Pourquoi ce choix ? Parce que ça se passe à New York, peut-être ? Par insécurité linguistique ? Ou par parodie ? On se le demande. Quand, dans un passage qui se veut de la plume de Thierry, on lit le mot « canot » – avec un « t » canadien –, on comprend que le dialecte métropolitain est conscient et cela apaise le malaise initial sans pour autant faire taire les questionnements. Ce parti pris lexical contribue néanmoins à l’aspect suranné de l’ensemble.
Finalement, Les derniers dieux demeure un récit fugace qui reste tout en surface, bien écrit, mais sans grande révélation ni affront déstabilisant, un objet lisse et sans aspérité, qui, comme son héroïne barouettée dans la société mâle, tire d’abord sa valeur de sa beauté plutôt que de son esprit pourtant fécond.
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Les derniers dieux
Simone Chaput, 2018
Éditions du blé, 286 p.
Les derniers dieux
Le devin Tirésisas est-il en voit de devenir le personnage mythique représentatif du XXIe siècle comme l’affirme l’autrice du roman Les derniers dieux de Simone Chaput publié chez les Éditions du Blé.
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