Critique de «Les derniers dieux» par Monia Brahim

Les derniers dieux, une invitation au voyage?

16 juillet 2021
Club de lecture
Partagez

Chaque mois, découvrez un livre mis en vedette
qui fera l’objet de discussions et d’échanges.

 

Joignez-vous à la discussion dans le groupe Facebook du Club de lecture D’un océan à l’autre.

 

En juin 2021,

plongez dans Les derniers dieux,
de Simone Chaput
paru aux Éditions du Blé

Détentrice d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Caen-Basse-Normandie, Monia Brahim est une passionnée de littérature et d’histoire. Elle a consacré sa thèse à la représentation de la Renaissance dans le roman historique du XX e siècle. La plupart de ses articles et de ses communications portent sur la question de la réécriture de l’histoire à travers les romans francophones. Elle s’intéresse particulièrement aux romancières maghrébines d’expression française et à la lecture de l’histoire au féminin. Professeure de littérature à l’Université de Tunis depuis 1994, elle a entamé une nouvelle expérience en s’installant au Canada en 2011. Elle est actuellement professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa et à l’Université de Carleton.

Par Monia Brahim

Une invitation à voyager à travers le temps et les genres : c’est l’impression que laisse la lecture du roman de Simone Chaput intitulé Les derniers dieux. Ce roman, qui revisite le mythe de Tirésias, transgresse toutes les frontières du temps, du réel, de la fiction et des genres. Le texte de Chaput invite le lecteur à remonter le temps à la redécouverte du mythe de Tirésias, figure certes connue mais moins célèbre que celles d’Œdipe, de Sisyphe ou de Prométhée, par exemple. Dans la version moderne proposée par la romancière, Thierry Sias devient Thérèse suite à la métamorphose qu’il subit pour avoir provoqué le courroux des dieux. Thierry, écrivain du XXIe siècle, partagera avec son ancêtre Tirésias un seul et même sort. Toutefois, dans la version contemporaine et pour surprendre le lecteur, Chaput va plus loin. Thierry, devenu Thérèse, se mariera et donnera naissance à une fille, Manto. Celle-ci héritera de son géniteur le don de voyance.

 

Grâce aux épigraphes en latin au début de certains chapitres, aux références à d’autres mythes, à l’omniprésence des dieux – qui entretiennent des relations particulièrement tendues avec les humains –, le lecteur baigne dans l’Antiquité. Il s’apprête à vivre et à suivre des aventures semblables à celles racontées dans L’Iliade, dans l’Odyssée, dans Les métamorphoses d’Ovide – dont un extrait est d’ailleurs cité à la fin du roman. Le lecteur ne sera donc nullement en reste, le roman présentant de nombreux rebondissements et surprises.

 

De plus, la réécriture du mythe est une occasion de voyager à travers les genres romanesques. Le roman de Simone Chaput se lit de diverses manières comme une fantasy, avec ses forêts enchantées, ses femmes transformées en oiseaux, ses couleuvres au pouvoir magique, ses dieux qui vivent parmi les mortels, les punissant et s’amusant de leur malheur.

 

Les personnages semblent évoluer dans un monde magique qui rappelle celui de Harry Potter ou du Seigneur des anneaux. L’univers des humains se mêle à celui des dieux, une étude onomastique le confirmerait, mais aussi à celui des animaux comme dans les romans de science-fiction. Toutes les limites sont transgressées : Philomèle est transformée en oiseau, tout en conservant sa capacité de parler. Le corps du personnage principal, Thierry, se transforme subitement en corps de femme avant de retrouver sa forme première, sept ans plus tard. À son réveil, Thierry est alors brusquement frappé de cécité pour avoir révélé un secret lié au plaisir qu’éprouvent les hommes et les femmes. Mythes, magie, imagination et science-fiction se mêlent pour donner lieu à une dimension insaisissable. Inclassable, le roman propose une lecture du mythe selon la version d’Ovide afin de jeter un regard critique sur la société actuelle. Dans sa description de la nouvelle vie de Thérèse, il se lit désormais comme un texte réaliste. Les difficultés que connaît le protagoniste révèlent au grand jour les obstacles auxquels font face les femmes, les inégalités dont elles sont victimes dans le monde du travail et les contraintes auxquelles elles doivent se soumettre. Ne pouvant plus écrire et dépourvue de ressources, Thérèse fait son entrée dans le monde de la prostitution. C’est là que Thierry découvrira le monde féminin. Physiquement, il voit son corps changer. Émotionnellement, il devient attentif à ses forces, mais se bute aussi à diverses difficultés. Il s’éveille à une société profondément phallocratique. Prisonnier dans le corps d’une femme, il en hérite aussi les sentiments, la sensibilité et même la capacité à donner la vie. Redevenu homme à la fin du roman, et alors marié à Lo Shen, le personnage acquiert des dimensions surhumaines et quasi divines, passant d’un sexe à l’autre, d’un monde à l’autre. Les frontières sont de nouveau transgressées, si ténues sont-elles. La réaction de la petite Manto face à la métamorphose de sa mère confirme cette fluidité, voire la nature hybride, hermaphrodite, de chacun de nous. Le roman offre ainsi une réflexion sur les relations hommes-femmes, sur les sentiments d’amour ou d’amitié, sur la complexité des relations humaines. Surtout, il rend un puissant hommage à la femme. En effet, la métamorphose, vécue à l’origine comme une punition, voire une vraie castration, apparaît au fil du récit comme source de pouvoir et de connaissance.

Au terme de sept ans de vie dans la peau d’une femme, Thierry n’est plus sûr de vouloir retrouver son existence d’avant. Il a, en effet, connu les plaisirs au féminin. Il garde, au bout du compte, le privilège d’avoir mené la vie d’homme comme la vie de femme.

Il voit et ressent les choses autrement, en demi-dieu dont le savoir dépasse celui du commun des mortels.

Le récit s’ouvre lentement, sur des descriptions minutieuses où chaque détail compte : couleur, son et forme. Tout est rendu comme dans un tableau ou une partition musicale, par des mots justes et précis. L’autrice maintient le suspense comme pour mieux préparer le lecteur à la surprise qui l’attend. Ce n’est qu’au chapitre VII que la vie de Thierry bascule et que le rythme des péripéties se fait soudain plus rebondissant.

La narration au présent, dans l’immédiateté, interpelle directement le lecteur et lui fait vivre simultanément avec le personnage tous les changements qu’il traverse. Le présent confère suffisamment d’intimité que le lecteur a l’impression de faire partie du monde romanesque et mythique. Le mythe en question se révèle ainsi intemporel, vécu, revécu au présent. Ce morceau de mythologie grecque s’avère donc particulièrement moderne, permettant d’aborder des questions comme le plaisir féminin et la fluidité des genres, dans une optique qui s’oppose au « monisme phallique » de Freud. La romancière suggère d’ailleurs en entrevue que Tirésias serait le personnage phare du xxie siècle.

Même s’il faut être un initié pour saisir toutes les références aux mythologies grecque et chinoise impliquées dans sa trame, on prend plaisir à franchir toutes les frontières que le roman invite à transgresser. Il s’agit d’un appel à se libérer des diverses contraintes qui empêcheraient de lire l’histoire de Thierry comme un récit profondément ancré dans l’actualité de notre siècle, et comme une ode à la femme.

Les derniers dieux

Le devin Tirésisas est-il en voit de devenir le personnage mythique représentatif du XXIe siècle comme l’affirme l’autrice du roman Les derniers dieux de Simone Chaput publié chez les Éditions du Blé.

Empruntez le livre à la Bibliothèque des Amériques.