Le goût amer du chocolat
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En juillet 2021,
plongez dans Coquelicot sur un rocher,
de Aurélie Resch
paru chez Bouton d’or Acadie
Mélanie Jannard est l’une des premières “booktubeuses” francophone au Canada. Basée à Montréal, elle est aujourd’hui créatrice de contenue web et médiatrice culturelle.
Nous sommes entre Kaboul, New York et Washington, à l’automne 2001. Carla, Elaine et Laïla voient leurs vies bouleversées par la guerre en Afghanistan. Coquelicot sur un rocher est un roman multidimensionnel où se croisent les réalités complexes de trois femmes. Pour des raisons distinctes, la féminité et la maternité de chacune des femmes est à vif, mais une même et douce motivation les anime : celle de retrouver leur fils.
Le récit s’amorce du point de vue de Carla, une journaliste de guerre plus que dévouée, puisqu’elle définit son métier et ses reportages comme étant sa raison d’être. Au lendemain des événements du 11 septembre 2001, Carla se rend en Afghanistan afin de couvrir ce qui se passe sur le terrain pour la presse internationale. Elle passe ses jours et ses nuits parmi les soldats, les bombardements, les explosifs et les corps explosés plutôt qu’auprès de son enfant. C’est là que prend forme la grande tempête qui l’habite : devrait-elle continuer de vivre comme elle l’a fait jusqu’ici, à la poursuite de visées plus « hautes » et altruistes, ou devrait-elle rentrer à la maison, où vit son fils, pour qui elle éprouve un amour inconditionnel? Pour Carla, le choix semble clair : elle doit faire son travail. Mais la pression sociale, celle d’être une mère qui « entre dans le moule », est, sans que Carla veuille se l’admettre, aussi déchirante que les détonations qui l’entourent. Loin de chez elle, elle fera la rencontre d’un jeune soldat sensible nommé Tommy, à travers qui elle ne pourra s’empêcher de voir son propre fils. Mais son désir de protection se mêlera à son amertume, et elle se montrera dure envers Tommy.
Tommy est le fils d’Elaine, second personnage moteur du récit, qui pourrait correspondre à l’idée de la « bonne » mère de famille, celle qui vit « dans le moule ». Sauf qu’à ce stade, elle y est complètement enfoncée, tel un glaçon impossible à extirper de son contenant en plastique. C’est une femme aux habitudes silencieuses, soumise aux règles et à autrui, qui s’est toujours laissée porter par les hommes de son entourage – notamment par son mari, un policier, qui ne semble pas comprendre à quel point son épouse est rongée par l’angoisse de savoir son fils à la guerre. C’est son côté émotif, en opposition au rationnel strict du père de son fils, qui fera basculer Elaine dans l’action pour la première fois de sa vie : elle créera un regroupement de mères qui militent pour le retour de leurs enfants partis, de plein gré ou presque, en Afghanistan.
Laïla, la troisième voix du livre, est l’une d’elles. C’est une médecin afghane : on lui a enlevé son fils comme on lui a enlevé tous ses droits. Alors que les Américaines sont immergées dans l’action, elle est forcée à l’inactivité, tout en sachant que son fils est quelque part, lui aussi – et plus que jamais – en danger. Alors que les femmes autour d’elle la prient de fuir, elle a besoin de rester près des combats, tant la pulsion de retrouver fils disparu est forte. Cet instinct presque animal recoupe celui qui habite Elaine. Les ressemblances entre ces femmes s’arrêtent-elles là? Alors que le contraste entre Carla et Elaine est déjà grand, leurs luttes sont en complète opposition avec celle de Laïla. Pour les premières, la liberté est à portée de main, quasi innée pour l’une et acquise tout récemment pour l’autre; mais pour celle qui subit la guerre dans son propre pays, la liberté est arrachée violemment.
Ces portraits des trois protagonistes sont importants, car c’est d’abord et avant tout ces dernières qui font la profondeur de Coquelicot sur un rocher. Si ma description de Carla est la plus détaillée, c’est qu’elle est à mon avis le personnage le plus approfondi dans le roman d’Aurélie Resch. Mais les deux autres, tout comme celui de Tommy, n’en sont pas moins intéressants. Les possibilités d’interprétation sont multiples, et je recommande la lecture de cette plaquette de 120 pages dans le cadre d’un club de lecture afin d’en faire ressortir toutes les subtilités.
Avertissement : écriture sensorielle
Peut-on écrire un récit de guerre en passant outre le bruit assourdissant des bombes, les cris, les corps ensanglantés, les membres explosés? Peut-on écrire un récit de guerre en évitant de décrire l’odeur des cadavres? Si le livre s’adresse a priori à un public adolescent, il faut savoir qu’il contient des scènes difficiles à lire, tant dans la forme que dans le fond. Et je suis d’avis que le lectorat devrait être expérimenté et mature. Si ce livre est lu en groupe, je recommande aux personnes qui en font la prescription de veiller à ce que chaque jeune soit apte à se confronter à ce type de contenu, et de s’assurer que son bagage le lui permet.
Dans Coquelicot sur un rocher, l’image de la fleur écarlate à la fois forte et fragile revient, mais c’est le chocolat noir qui fait office de fil rouge. « Hier, de quoi as-tu parlé avec la journaliste? », demande un soldat américain à Tommy. « De chocolat », lui répond-il sans la moindre ironie, subissant les railleries misogynes de ses compatriotes (p. 30-31). À la toute fin du récit, Amir, le jeune Afghan, trouvera un morceau de chocolat dans les mains d’un combattant inerte. Le prendra-t-il, dans un geste de survie, comme il lui a dérobé sans réfléchir tous ses autres biens?
Carla, Elaine et Laïla sont ces femmes que la guerre fragmente. Elles sont soudées par la maternité. Mais elles sont aussi unies par la soif profonde d’une liberté qui, tristement, ne se divise pas en parts égales comme les petits carrés d’une tablette de chocolat.
Mélanie Jannard