Critique de «Fannystelle» par Monia Brahim

Fannystelle ou l’histoire revisitée

28 septembre 2021
Actualité
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En septembre 2021,

plongez dans Fannystelle,
de Nadine Mackenzie
paru aux Éditions de la Nouvelle plume

Détentrice d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Caen-Basse-Normandie, Monia Brahim est une passionnée de littérature et d’histoire. Elle a consacré sa thèse à la représentation de la Renaissance dans le roman historique du XX e siècle. La plupart de ses articles et de ses communications portent sur la question de la réécriture de l’histoire à travers les romans francophones. Elle s’intéresse particulièrement aux romancières maghrébines d’expression française et à la lecture de l’histoire au féminin. Professeure de littérature à l’Université de Tunis depuis 1994, elle a entamé une nouvelle expérience en s’installant au Canada en 2011. Elle est actuellement professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa et à l’Université de Carleton.

Par Monia Brahim

En lisant le titre de ce livre signé Nadine Mackenzie, je m’attendais comme toute lectrice ou lecteur à un roman dont le cadre spatial serait ce village du Manitoba au nom tellement unique et poétique. En lisant les différents chapitres, je compris que l’ouvrage était plus spécifiquement consacré à la fondation de ce village. Il en rappelait les différentes étapes, et surtout les diverses aventures qui ont accompagné la naissance de Fannystelle.

Je ne pus lire ce livre comme un roman, à cause de toutes les notes de bas de page et les diverses citations. J’avais l’impression que l’autrice, chaque fois qu’elle rappelait un fait, cherchait à le prouver, à en vérifier la véracité. Elle cite ainsi, tout au long de son ouvrage, des articles de journaux de l’époque (la fin du XIXe siècle) et des extraits de documents officiels.

La part de la fiction est donc quasiment nulle, ce qui est relaté étant essentiellement le fruit de lectures et de recherches. Alors comment lire cet ouvrage? Qu’est-ce qui distingue l’ouvrage de Nadine Mackenzie d’autres ouvrages historiques portant sur la même époque, ou de recueils d’archives que l’autrice aura consultés? C’est la question que je me suis posée et à laquelle je vais tenter de répondre. En fait, c’est à la page 81, et en particulier dans la phrase suivante, que je pus saisir l’objectif de l’autrice :

 Pendant ce temps-là, à Fannystelle, on ignorait tout de cette affaire, car rien dans les journaux canadiens ne fut publié au sujet des escroqueries du chanoine. Par la suite, ni le sénateur Thomas-Alfred Bernier, ni aucun autre homme politique ou prélat de l’époque ne firent de réflexions publiques quant à ces lointains scandales parisiens.

À bien y regarder, il s’agit donc d’un livre sur les oublis et les silences de l’histoire officielle, et d’une invitation à explorer les faits passés sous silence. De là, ma perspective de lectrice changea. Je repris la lecture depuis les premières pages, en cherchant cette fois à y déceler les indices de cette amnésie.

Dans cette perspective, je trouvai qu’en dépit de son titre, Fannystelle est plutôt consacré à un personnage en particulier, le chanoine Rosenberg. L’autrice fait de lui le héros (ou l’antihéros) de l’histoire qu’elle raconte, pour essayer de le cerner, révélant des traits de ce personnage énigmatique afin de mieux comprendre les causes de ses agissements. En effet, ce chanoine à la fois généreux et escroc, altruiste et opportuniste, présente une certaine parenté avec certains des personnages de Balzac dans sa Comédie humaine. En décrivant ce personnage, mais aussi tous ceux qui gravitent autour de lui, l’autrice brosse le portrait d’une classe, d’une époque et de ses institutions. La fondatrice du village, comme la majorité des personnages féminins du livre, est une femme de la noblesse : prude, généreuse, facilement influençable et souvent naïve. Le chanoine, un personnage cupide, profitant de la crédulité et de la piété des pionniers, amasse pour sa part une fortune et se lance dans les affaires, entouré de religieux et de religieuses « pas très catholiques ». L’image que Nadine Mackenzie donne de l’entourage du chanoine n’est guère reluisante. Le livre s’inscrit ainsi dans le sillage de plusieurs romans ou ouvrages historiques qui ont pour projet principal de relire l’histoire en portant sur elle un regard critique. Certes, Mackenzie rappelle le courage des premiers Français et Québécois qui s’installèrent dans l’Ouest canadien, bravant toutes les difficultés : hivers froids, été secs, sécheresse, invasion de criquets, conditions de vie pénibles… Tous rêvaient d’une vie meilleure dans ce nouveau continent. Ici encore, la relecture critique et lucide de Mackenzie fait pourtant ressortir avant tout les agissements du chanoine, qui était protégé par des gens du monde politique et des cercles ecclésiastiques. On insiste sur la disparition mystérieuse de ce personnage, une disparition qui aura probablement nécessité la complicité de plusieurs personnes influentes. En effet, celles-ci ne voulaient pas que le chanoine Rosenberg révèle certains secrets et ententes. Sa disparition aura arrangé un grand nombre de personnes qui préféraient faire oublier ses escroqueries et ses manigances. Même les punitions à son encontre ne furent jamais confirmées. Le doute plane toujours sur les liens qu’entretenait Rosenberg avec différentes personnalités de renom.

L’autrice, dans un style souvent ironique, lève le voile sur les manigances du chanoine en rappelant que religion et argent ne font pas bon ménage. Au fil du roman, Rosenberg est présenté non plus comme un ecclésiastique, mais comme un homme d’affaires cherchant à faire fructifier son argent – ou plutôt celui des autres – de différentes manières : hôtel, agence de tourisme, banque… Mais c’est surtout sa dernière trouvaille qui est mise en relief dans Fannystelle : l’annulation des mariages religieux. Nadine Mackenzie y consacre tout un chapitre ainsi que des parties d’autres chapitres. C’est à la fois drôle et triste de constater qu’un chanoine profite du besoin de certaines personnes de se libérer des liens du mariage, lui qui était censé les considérer comme des liens indissolubles. Il connaissait certainement les propos de Jésus : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas[1]. »

Ainsi, en relatant les aventures rocambolesques du chanoine et les différents moyens dont il aura usé pour amasser une fortune, le roman rappelle la puissance du discours religieux et le danger qui en découle quand celui-ci est fondé sur une mauvaise foi et sur la cupidité. On ne peut lire ce livre ni regarder sa première de couverture (qui montre le geste de la prière et la croix) sans penser aux mêmes discours religieux, extrémistes qui dominent aujourd’hui des peuples dans différents pays du monde. Les Talibans, par exemple, dont on parle beaucoup depuis quelques années, ne contrôlent-ils pas la production et le commerce de l’opium alors que la consommation des drogues est formellement interdite par leur religion?

« L’habit ne fait pas le moine » : cette locution utilisée par Rabelais trouve sa pleine expression dans Fannystelle, à travers une relecture de l’histoire sans compromis et sans complaisance.

À l’instar de beaucoup d’auteurs de romans historiques, convaincus que la fiction dit mieux l’histoire que les ouvrages historiques, Nadine Mackenzie révèle au grand jour ce que politiciens, policiers, journalistes et ecclésiastiques des siècles passés ont préféré taire.

 


[1] Matthieu 19 :6. https://saintebible.com/matthew/19-6.htm.

Pour en savoir plus...

Fannystelle

Village de l’Ouest Canadien

 

Découvrez l’histoire singulière du chanoine Rosenberg avec le roman Fannystelle de Nadine Mackenzie publié aux Éditions de la nouvelle plume.

Fannystelle n’est pas tant le récit détaillé de la fondation de Fannystelle, au Manitoba, que la narration des manigances et des escroqueries d’un personnage fort singulier, le chanoine Rosenberg, qui fut impliqué dans les tout débuts du village. C’est une histoire véridique et distrayante. Elle débute par l’altruisme, la générosité, le soutien à l’émigration francophone et à la pratique religieuse, mais bifurque ensuite vers un mélange de cupidité, d’abus de confiance, de mensonges flagrants et de détournements de fonds.

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