Croisements littéraires: Éric Charlebois vous présente Lisa L’Heureux

Le Regroupement des éditeurs franco-canadiens célèbre ses 30 ans en 2019. Nous avons donc eu envie de mettre en lumière les auteurs qui ont cheminé à nos côtés durant toutes ces années, mais aussi ceux qui se sont plus récemment joints à l’aventure. En alternance, dans une sorte de chassé-croisé, les auteurs de la relève vous parleront d’auteurs établis qu’ils respectent, et les auteurs chevronnés vous présenteront de jeunes auteurs prometteurs.
Cette semaine : Éric Charlebois vous présente Lisa L’Heureux
Le poète, traducteur et artiste franco-ontarien aux multiples chapeaux Éric Charlebois n’a pas hésité dans le choix de l’auteur de la relève qu’il souhaitait présenter. Toutefois, il a remis en question l’appellation utilisée, parce que moi, je considère qu’étant donné la maturité dont elle fait preuve dans le traitement de ce qu’elle aborde, elle est déjà au-delà de ce qu’on pourrait considérer une certaine relève. Mais étant donné son jeune âge et le nombre de publications, je comprends qu’elle s’y inscrit, indique-t-il. Cette jeune autrice dont il parle, qu’il trouve audacieuse, dont il trouve l’écriture hyper lucide et un certain côté abrasif au travail n’est nulle autre que la dramaturge et metteuse en scène franco-ontarienne Lisa L’Heureux.
Une autrice audacieuse
Éric Charlebois : Lisa L’Heureux est très audacieuse, premièrement parce qu’elle aborde des thèmes qui semblent avoir été rabotés, dilués, édulcorés, et elle le fait avec un superbe renouveau sur le plan du traitement.
Le chemin qu’elle trace, c’est bel et bien le sien. Ce n’est pas évident, en dramaturgie et en théâtre franco-ontarien, parce qu’on est déjà reconnus en Ontario français comme étant très, très audacieux quand vient le temps de produire des textes théâtraux. Mais Lisa, ma foi, réussit à aborder des thèmes tels l’amour, la césure qui vient avec l’amour, et en même temps elle va insérer là-dedans la dimension purement virtuelle et électronique, sans parler de l’amour conjugalement évoqué ou de l’amour rose-bonbon. C’est un amour qui est très, très abrasif chez Lisa, et l’amour, c’est un thème universel, donc il est très, très dangereux à aborder, mais chez elle, c’est abordé avec beaucoup de lucidité et une causticité qui m’appelle énormément.
Elle n’hésite pas à nous surprendre, elle ne lésine pas sur les éclats, et ça aussi, je tiens à le dire : au moment où tu commences à te bercer, BANG, tu ne peux pas te bercer, il y a quelque chose qui t’attend, et ça va arriver au moment où tu as arrêté d’anticiper que quelque chose allait arriver. Il y a aussi l’audace du non-dit, qui dans Et si un soir, son plus récent, est encore plus poussée. Ce n’est pas facile, ça non plus! Tu es en littérature, premièrement, et tu es en dramaturgie, deuxièmement; alors que le non-dit soit aussi éloquent, c’est audacieux et c’est très réussi.
J’ai l’impression que Lisa n’est pas encastrée dans une recette. Je ne dis pas qu’il n’y a pas nécessairement un processus qui lui est propre, mais je pense qu’elle est très flexible et je pense qu’elle refuserait, justement, de s’embourber dans un cadre trop rigide. Je pense qu’elle a ce désir ardent de se renouveler : de renouveler l’écriture, de renouveler les personnages, de renouveler le traitement par le biais duquel elle aborde ces thèmes-là, aussi.
Une écriture hyper lucide
É.C. : Il y a une très belle lucidité chez Lisa, en ce sens qu’il y a clarté, au sens propre du mot, oui, mais aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup d’obscurité dans ce qu’elle écrit, mais il y a quand même énormément de noirceur potentielle, soit par le biais du ton qu’adopte le lecteur, soit par le biais de l’échange, du dialogue. Son écriture, ses dialogues sont naturels; c’est carrément vivant! Tu as l’impression d’assister à la chose, et c’est ça, l’objectif du théâtre : d’oublier, quelque part, que tu es au théâtre. Si on a que le texte et qu’on se le dit à voix haute, on a l’impression que les personnages sont à nos côtés.
Je pense que chez Lisa, il y a un travail de concision qui est salutaire. J’imagine qu’elle doit travailler avec des tableaux afin de s’assurer que selon la linéarité temporelle, tout fonctionne, mais ça ne parait pas du tout; on ne peut pas dire que Lisa trahit son propre processus, et ça, je trouve ça aussi très intriguant. On lit et on relit, et ma foi, tout coïncide, tout fonctionne, tout est dans l’ordre dans son désordre! Et ça, ce n’est pas facile à faire, ça. On ne sent pas le travail, la lecture est fluide.
Ça se passe dans l’échange, aussi; l’échange qui peut se faire entre des personnages qui ne sont pas de même époque, entre des personnages qui ne sont pas dans la même dimension spatiale, non plus. Lisa l’a fait dans son dernier titre par l’entremise du virtuel, de l’ordinateur, et ce n’est pas facile à faire, ça. Donc Lisa a peut-être compris à quel point on peut exploiter le passé de personnages pour leur conférer cette densité-là, mais on sent que c’est très, très fluide. Les personnages n’évoquent d’un certain passé que ce qui est vraiment nécessaire, ce qui fait qu’on a des textes qui sont très bien comprimés; il n’y a rien qui est là pour rien!
Je ne sais pas dans quelle mesure elle s’adonne à la réécriture. Peut-être qu’elle fait lire ses textes à des gens qui font de la mise en scène, et elle-même fait partie du milieu du théâtre, donc elle a peut-être cette propension-là à adapter son texte en cours de route, dans le processus même de l’écriture; c’est l’impression qu’on en a, tellement je trouve ça finement ficelé. C’est abouti, et ce sont aussi des textes qui s’entendent très, très bien. Je peux prendre les livres, et moi qui ne suis pas comédien, je peux les lire à voix haute, et il y a un rythme, il y a des assonances, il y a des répliques qui sont à point, autant dans leur longueur que dans leur compression.
La valeur littéraire des œuvres de Lisa L’Heureux est sur le plan de la maîtrise des registres de langue – Lisa, on sait que c’est quelqu’un qui a lu, que c’est quelqu’un qui est cultivé; elle connaît des mots, donc lexicalement parlant, sémantiquement parlant, c’est intéressant – mais aussi sur le plan de sa structure : c’est une structure qui n’est pas encombrante et qui fait en sorte que tu oublies qu’il y a une structure, et ça non plus, ce n’est pas facile à faire. Ça, c’est une maîtrise de langue littéraire! On s’accroche à une mouvance ou encore on est percuté quand la mouvance arrête, mais on oublie que ça doit faire partie d’une certaine mécanique, on oublie que ça doit faire partie d’un certain engrenage. À cet égard-là, c’est très littéraire.
Un petit côté abrasif
É.C. : Lisa a un traitement très original. Elle a un ton très saccadé, c’est incisif, mais ce n’est pas seulement dans le ton ni dans le rythme des échanges, c’est aussi dans la façon – que j’ai très peu souvent vue, moi – de rendre en quelques mots, en quelques lignes, une essence qui pourrait faire l’objet de pages entières chez d’autres auteurs et même d’autres dramaturges. Donc il y a une condensation qui est très intéressante et qui est très réussie chez Lisa.
En fait, elle écrit très souvent de la poésie en théâtre! Donc c’est très évocateur. C’est provocateur, premièrement; ça ne nous laisse pas indifférent : j’avoue qu’il y a des choses virulentes qu’elle aborde, et elle les aborde aussi de façon virulente. Mais aussi évocateur dans ce sens où ça demeure très concret, très ancré, et c’est plus facile pour le lecteur d’imaginer ce qui se passe, parce que ce sont des choses que le lecteur franco-canadien a déjà vu, dont il a déjà entendu parler; elle n’écrit pas du théâtre qui se passe entre deux constellations, c’est très groundé.
Elle se démarque, selon moi, parce que c’est tellement dangereux de sombrer; c’est un gouffre aborder ces thèmes-là! Ce sont des thèmes sempiternels, et Lisa les traite quelque part entre la naïveté et le cynisme, qui me sont très chers à moi; ce sont des leitmotivs dans ma propre écriture : toujours osciller entre naïveté et cynisme, sans jamais qu’on te dise que tu es carrément cynique ou carrément naïf. Et Lisa est l’une des rares auteures qui, selon moi, réussit à relever ce défi-là.
Lisa L’Heureux, on s’y frotte, et on s’y colle, et on aime ça!
Propos recueillis par Alice Côté Dupuis