Coquelicot sur un rocher – critique de Josée Thibeault
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En juillet 2021,
plongez dans Coquelicot sur un rocher,
de Aurélie Resch
paru chez Bouton d’or Acadie
Josée Thibeault est autrice, metteuse en scène et comédienne. Installée à Edmonton depuis plus de 25 ans, elle écrit pour le théâtre, le cinéma, la télé, la radio et les balados. Depuis quelques années, elle développe de nouvelles voix narratives avec ses nombreux alter ego grâce auxquels elle livre sur scène de la poésie spoken word et des monologues. Josée a présenté son dernier spectacle solo, La fille du facteur, à l’UniThéâtre d’Edmonton, aux Zones théâtrales à Ottawa et en tournée à travers l’Alberta. Son dernier projet, Le bocal, est une exploration hypermédiatique où s’entrelacent podcast, lettres et contenu interactif sur les réseaux sociaux.
Ma réception personnelle et intime d’un livre est toujours influencée par ce que je vis au moment de la lecture. J’ai accueilli Coquelicot sur un rocher alors que l’Ouest canadien connaît une canicule historique et que, tous les soirs, cherchant la fraîcheur dans l’immobilité de mon salon, j’avale en rafale les épisodes de la série télévisée The Handmaid’s Tale, inspirée du célèbre roman de Margaret Atwood. La ferveur maternelle des héroïnes de ces deux œuvres s’entremêle et m’habite. J’en rêve la nuit. Le rouge du coquelicot sur le paysage rocheux et sec de l’Afghanistan fait écho aux habits écarlates des servantes de Gilead. Le jour, la chaleur étouffante et bien réelle de mon été se colle à celle du Kandahar décrit dans le livre. Le soir, je rêve de dormir sous la pluie froide du Boston de June-Offred. Chassés-croisés de sensations et de personnages féminins en quête d’apaisement. En lutte pour qu’on écoute leur souffrance.
Dans Coquelicot sur un rocher, l’autrice Aurélie Resch présente les récits croisés de Carla, Elaine et Laïla, trois mères privées chacune de son fils. Ces trois fils font en effet figure de victimes colatérales de la guerre en Afghanistan, celle des talibans et de l’armée américaine. On suit d’abord la quête de vérité de Carla, journaliste et photographe de guerre qui laisse derrière elle son fils Théo chaque fois que son travail l’amène en zone de conflit. Puis il y a Elaine, mère du jeune soldat Tom, qui s’est enrôlé pour prouver à tous les hommes de sa vie qu’il en est un, lui aussi. Enfin, il y a le destin de Laïla, docteure de Kaboul à qui les talibans ont tout enlevé : son métier, son mari, sa liberté, sa dignité et, enfin, son fils Amir, son dernier espoir, son dernier lien d’amour. La vie de ces femmes et celles de leurs fils sont anéanties par la bêtise du patriarcat et de la misogynie, détruites par la soif absolue de pouvoir des leaders de ce monde, par leurs conflits infligés à celles et ceux qui ne cherchent qu’à vivre et à aimer.
Avec habileté, Aurélie Resch dépeint la réalité de ces personnages et la complexité de la situation politique qui a secoué le monde après les attentats du 11-Septembre. Son écriture est limpide et précise, les dialogues sont dynamiques, le récit est bien monté. J’ai particulièrement apprécié la façon dont les trajectoires des personnages se recoupent. De Carla à Tom, d’Elaine à Laïla, d’Amir à Tom puis à Carla, de nouveau. Les voix qui hantent le récit, en de courtes strophes plus ou moins poétiques, allègent le ton et donnent un répit entre les scènes difficiles et ultraréalistes. Notamment, les dialogues entre les hommes, soldats, pères ou policiers, sont les seuls qui laissent véritablement entendre les mots tels qu’ils sont prononcés, alors que les pensées des femmes sont presque toujours intériorisées. Les femmes du récit se parlent à elles-mêmes, elles nous parlent à nous, lectrices et lecteurs, elles parlent à leurs hommes, fils et maris, elles parlent à leur gouvernement… mais rarement à voix haute; le plus souvent par le biais du monologue intérieur, de la prière ou de l’écriture. Choix intéressant de l’autrice, et très révélateur de la réalité des femmes d’aujourd’hui.
Il n’est pas simple de raconter en français des histoires qui ont lieu dans des pays où l’on parle une autre langue, de donner voix à des personnages qui ne sont évidemment pas francophones. Ici, l’autrice a choisi une langue soutenue, des expressions et un vocabulaire du quotidien inspirés du français d’Europe plutôt que de celui parlé au Canada. Ce qui donne parfois l’impression que le texte a été traduit de l’anglais. J’entendais les dialogues dans ma tête comme s’ils étaient des doublages de films états-uniens made in France. Peut-être cela ajoute-t-il à l’expérience de lecture, créant une couche supplémentaire d’exotisme.
Fait étonnant, les Éditions Bouton d’or Acadie catégorisent Coquelicot sur un rocher comme un roman pour adolescents. Je serai tout à fait honnête : je ne connais rien à la littérature jeunesse. Mais je me suis tout de même demandé comment le lectorat adolescent franco-canadien réagirait à des expressions telles que « môme », « coca » ou « grognasse », et pourquoi les personnages vont au « lycée » plutôt qu’à l’école secondaire. Je ne sais pas. C’est un choix littéraire. Et je suppose que l’autrice est d’origine européenne. Cela dit, je me pose tout de même la question : en quoi un roman est-il adéquat pour une clientèle adolescente ou jeune adulte? Je ne saurais le dire, car quand j’étais moi-même adolescente, il n’y avait pas de littérature spécifiquement conçue pour les gens de mon âge. Je lisais ce qui me tombait sous la main. Je serais donc curieuse de savoir comment ce livre serait reçu, par exemple, par une jeune lectrice de quatorze ans.
Somme toute, j’ai apprécié ma lecture de Coquelicot sur un rocher pour sa qualité et son sujet, même si je ne fais partie ni du public cible, ni du grand « club » de la maternité. On dit souvent aux femmes sans enfant qu’elles « ne peuvent pas comprendre ». Qu’elles ne savent pas de quoi sont faits la souffrance, l’inquiétude, le bonheur et l’amour (apparemment le plus pur et le plus puissant) d’une mère. Or voilà : je ne suis pas mère, je n’ai pas connu la guerre, et je n’ai pas perdu d’enfant. Alors si je ne peux pas comprendre, je peux au moins imaginer. Imaginer l’horreur, imaginer le désespoir, imaginer la force maternelle, imaginer l’amour tout-puissant d’une mère pour son enfant. Et ces deux œuvres, qui se sont cotoyées dans ma vie l’espace d’un été, m’ont aidée à le faire.
Josée Thibeault
Edmonton, le 15 juillet 2021