Dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, d’Ava Farmehri, traduit de l’anglais par Benoit Laflamme :

la famille avant tout

30 mars 2022
Actualité
Partagez

Chaque semaine, le Regroupement vous présente
une nouveauté franco-canadienne

Dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, d’Ava Farmehri,
traduit de l’anglais par Benoit Laflamme : la famille avant tout

 

Que se passe-t-il lorsqu’on perd sa liberté? Quelle série de décisions dans une vie peut nous mener à connaître une fin sombre? À quel point les traumatismes vécus se transmettent-ils de génération en génération? Voilà plusieurs questions auxquelles l’autrice irano-canadienne Ava Farmehri nous invite à réfléchir dans son tout premier roman, Dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, paru aux Éditions L’Interligne. Malgré son contexte qui peut sembler dur, le roman se révèle saisissant et son histoire, très touchante, ses images, détaillées, ses souvenirs, authentiques et ses personnages, attachants.

Dès les toutes premières lignes du roman, on apprend que son personnage principal, Sheyda – une jeune femme de vingt ans vivant en Iran – occupe une cellule de prison après avoir été condamnée à la peine de mort. Elle est accusée d’un crime qui n’est dévoilé que petit à petit au fil des pages. Le roman alterne entre elle en prison et elle dans ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de vie de jeune adulte, un peu pour nous montrer ce qui s’est passé [pour qu’elle finisse] en prison à vingt ans, explique Benoit Laflamme, qui a eu le bonheur de traduire le roman de l’anglais vers le français.

Campé dans l’Iran du lendemain de la Révolution islamique (1979) jusqu’aux années 2000, le roman pourrait de prime abord rebuter par la lourdeur de son contexte. Pourtant, au dire du traducteur, les belles images de vie de famille ainsi que les souvenirs heureux d’enfance qui y sont racontés laissent davantage de marque que les évocations de peine et de tumulte. Les souvenirs avec les parents, avec les grands-parents sont vraiment beaux, et c’est comme une oasis dans le désert, quand ils arrivent. Ce sont ces images lumineuses qui me restent en tête, finalement, déclare celui qui considère le roman comme étant très intime, en raison de ces précieuses remémorations inspirées de souvenirs de l’autrice, sans que celle-ci signe une autobiographie pour autant.

Raconté du seul point de vue de Sheyda, qui a envie d’aimer absolument tout le monde, mais qui ne peut pas le faire, poursuit Laflamme, parce qu’elle est prise dans une société où elle n’a pas le droit d’être qui elle est, le roman ne néglige pas de donner à découvrir la vie du père, celle de la mère et même celle des grands-parents de la narratrice, à comprendre les conséquences des décisions des un(e)s sur la vie des autres, et à s’attacher à tous ces personnages. Benoit Laflamme compare le contexte de l’œuvre à celui du roman graphique Persépolis, de Marjane Satrapi, qui se passe également sur une toile de fond iranienne assez dure mais met en scène des personnages attachants qui ne laissent pas la lourdeur ambiante teinter toutes leurs actions.


Un voile de mystère

D’emblée, le lecteur ou la lectrice voudra savoir ce qui s’est passé pour que Sheyda reçoive une peine de mort. Est-elle vraiment coupable? À mille lieux de l’enquête policière, le roman comporte néanmoins des éléments de mystère, puisque la narratrice donne des pistes, ici et là, quant aux raisons de son incarcération. Sheyda nous communique de l’information au compte-goutte; à la fin du roman, elle met en lumière des choses qu’on a sues très tôt mais qui, maintenant révélées sous un nouveau jour, changent toute notre interprétation de ce qui s’est passé, raconte Laflamme. Le traducteur affirme avoir eu envie, comme pour un roman policier, de relire tout le livre afin de mieux y voir les indices cachés et ce qu’il aurait dû en déduire.

Habilement construite, l’intrigue permet au lecteur ou à la lectrice d’accumuler des renseignements pour mettre tranquillement en place les morceaux du casse-tête, jusqu’à former une fresque complète et à se faire une bonne idée de tout ce qui s’est passé. L’autrice sait où elle s’en va et elle sait comment nous y amener. Ava sait comment raconter une histoire, et elle sait comment jouer avec notre perception des choses… pour presque la manipuler, parfois!


Comme au cinéma

Le style poétique et imagé d’Ava Farmehri est très cinématographique. Selon son traducteur, ce style se caractérise par des phrases longues, brodées autour d’idées simples auxquelles l’autrice greffe plusieurs images successives, et qui finissent par dessiner des représentations mentales faciles à visualiser. Celui qui souhaitait traduire le roman dans un français ni trop canadien, ni trop européen, a aussi dû apprendre à déconstruire un peu sa langue : En français, on a envie d’expliquer les liens logiques entre les éléments d’une phrase. Mais je me suis dit que si elle le faisait en anglais, il fallait qu’on ait l’impression en français aussi d’un raz-de-marée d’images qui nous arrive, sans trop expliquer et en se fiant à l’intelligence du lecteur. Laflamme se fait toutefois rassurant : il ne s’agit pas de phrases à la Proust, avec une grammaire ou une syntaxe démesurément poussées.

Le titre du roman, lui, renvoie incidemment à une œuvre littéraire de taille : il s’agit d’une citation de L’Enfer, de Dante. Sheyda va découvrir la lecture, à un moment donné. La littérature devient pour elle une sorte d’échappatoire, et elle tombe en amour avec plusieurs auteurs, dont Dante. Elle aime beaucoup l’image de Béatrice qui sauve le monde; elle qui veut aimer tout le monde, elle se reconnaît là-dedans.

Le roman Dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus d’Ava Farmehri, traduit de l’anglais par Benoit Laflamme, est publié aux Éditions L’Interligne.

Alice Côté Dupuis
mars 2022